Un entretien avec Bara Guèye
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Bara Guèye capitalise plus de 35 ans dans la pratique du développement Afrique de l’Ouest. Son activité professionnelle et ses travaux scientifiques ont porté sur la recherche-action participative et la promotion des bonnes pratiques en matière de gouvernance (locale et des ressources naturelles), sur l’agriculture familiale durable, et le renforcement de la résilience des communautés face au changement climatique et la promotion des modèles de financement décentralisé de l’adaptation.
Il a commencé sa carrière professionnelle comme enseignant et chercheur à l’Ecole Nationale d’Economie Appliquée (ENEA) du Sénégal. Il a ensuite travaillé pour le Programme des Zones Arides de l’International Institue for Environment and Development (IIED/UK) pendant plus de 10 ans avant de mettre en place en 2005, l’ONG Innovation, Environnement et Développement en Afrique (IED Afrique) dont il a été le Directeur jusqu’en 2019. Il a publié plusieurs articles et rapports dont Guèye, B. (2014). Spécialisation ou diversification? Perspectives divergentes sur la riziculture irriguée dans trois grands barrages au Sahel.
Après une première année de mesures pour lutter contre la pandémie du Covid-19, quelle est la situation actuelle au Sénégal ? Quelle est votre perception sur les actions gouvernementales, et non gouvernementales mises en œuvre ?
Nous avons eu notre premier cas de Covid-19 au tout début du mois de mars 2020. Cela fait donc un an et quelques jours. C’est vrai qu’au début, le Sénégal comme tous les autres pays, a été surpris et secoué par cette nouvelle pandémie. Je pense qu’au niveau mondial, même les pays développés n’avaient pas de stratégies claires pour y faire face ; ce qui a créé une situation de panique généralisée. Cette situation a quand même poussé le Sénégal à prendre très tôt des mesures extrêmement difficiles pour le pays et pour la population, afin de contenir la maladie. La population a adhéré très tôt à ces mesures mais tout le monde était inquiet, ce qui était à la fois un problème mais aussi un avantage, car cette peur de la maladie a fait que toutes les mesures, aussi difficiles qu’elles aient été, ont été acceptées dès le départ. Même au plan politique, on a noté une sorte d’union sacrée entre le gouvernement, la société civile et les partis d’opposition. Tous les autres agendas étaient momentanément rangés dans les tiroirs. Cette adhésion populaire a donc fait que toutes les mesures proposées ont été acceptées : couvre-feu, régulation plus stricte des marchés ; fermetures des commerces non essentiels, interdiction de certains modes de transports et limitation du nombre de passagers dans d’autres, interdiction des déplacements interurbains, et même la fermeture des lieux de culte, etc. Toutes ces mesures étaient prises simultanément, et avaient commencé à causer des dégâts économiques et sociaux.
Ceux-ci étaient tellement forts qu’ils ne pouvaient pas être appliqués dans la durée parce que nous avons une économie qui dépend essentiellement du secteur informel, et une personne qui est dans ce secteur ne peut pas rester longtemps sans travailler. Il faut noter que nous avons plus de 80 % des acteurs économiques qui opèrent dans le secteur informel en milieu urbain et la majorité gagne sa vie au jour le jour ; ce qui est différent de la situation des personnes avec un emploi rémunéré dans le secteur public, ou le secteur privé et qui constituent une infime minorité. Pour amortir les effets économiques de ces différentes mesures sur la vie des ménages les plus vulnérables et des secteurs économiques les plus touchés (tourisme, artisanat, transport, entre autres), l’Etat a pu dégager dès le départ une somme de mille milliards (1000 000 000 000) FCFA ; ce qui pour le Sénégal constituait quand même un énorme sacrifice financier, étant donnée la faible taille de notre économie. Ces fonds ont permis de distribuer des kits alimentaires, de prendre en charge les paiements des factures d’eau et d’électricité pour un trimestre pour les ménages les plus vulnérables, pour leur permettre de passer ce cap difficile. Il y avait également un certain nombre de mesures pour venir en appui à certains secteurs comme le tourisme, l’artisanat, les transports, les activités culturelles, entre autres.
Même si elle présentait beaucoup de limites au départ, une stratégie de communication a également été mise en place pour accompagner ces mesures ; avec l’implication des médias, des organisations communautaires de base des autorités religieuses, des syndicats, des associations de jeunes et de femmes, etc. Tout le monde a été mis à contribution, et cela a contribué à mieux faire accepter les restrictions. Le résultat de toutes ces actions a été que le pays a réussi à gérer assez convenablement cette pandémie, de sorte que vers le mois d’Octobre 2020, on avait noté une baisse extrêmement importante des cas de COVID.
Mais en même qu’on constatait cette évolution positive de la pandémie, le respect des gestes barrières et des autres mesures citées plus haut devenait de plus en plus faible. On sentait que le seuil de tolérance sociale de ces restrictions était atteint, ou même dépassé. Les gens ont commencé à souffrir de ces mesures, ce dont le Gouvernement a pris conscience en disant simplement qu’il faut apprendre à vivre avec le virus. Ce qui voulait dire, retourner aux activités en essayant de respecter les mesures barrières. Cette situation était renforcée par le fait qu’avec la baisse des cas de contamination, la population en avait tiré la conclusion que la maladie était vaincue, et malheureusement cela s’est traduit par un retour à un laisser-aller quasi-total. Les gens sont retournés à leur mode de vie d’avant pandémie avec le non-respect des gestes barrières dans les espaces publics, les transports, les cérémonies familiales, etc. L’Etat aussi ne pouvait plus continuer à faire pression, en raison des conséquences économiques, sociales et politiques. La conséquence est qu’il y a eu à partir du mois de novembre 2020 une explosion de nouveaux cas. Selon certains, cette nouvelle vague pouvait également être en partie liée à la baisse de la température.
Malheureusement, quand l’Etat a voulu réimposer de nouvelles restrictions pour un peu contenir cette nouvelle vague, il n’y avait plus le même niveau d’adhésion. Malgré cela, le couvre-feu a tout de même été réinstauré à Dakar et Thiès, qui concentrent à plus de 80% des cas COVID au Sénégal. Mais dans l’ensemble, les gens ne respectent plus les gestes barrières. L’état d’urgence sanitaire a pris fin le 19 mars 2021, cela veut dire que toutes les restrictions sont levées, sauf le respect des gestes barrières, et la vie reprend son cours normal. Il est vrai qu’avec les événements violents qui se sont produits récemment, l’Etat n’avait plus d’autre choix que d’assouplir considérablement ces restrictions. Parmi les raisons des différentes frustrations qui se sont exprimées durant ces manifestations , il y a le sentiment que les ressources qui ont été dégagées pour appuyer les populations les plus vulnérables et les secteurs les plus affectés n’ont pas été gérées dans la transparence et l’équité. Beaucoup de griefs ont été formulés à ce sujet. Selon certains, des secteurs économiques ou groupes sociaux ont été laissés en rade.
L’expiration du délai légal de l’état d’urgence sanitaire a donc donné à l’Etat une belle excuse pour lever les mesures de restrictions. Heureusement que nous constatons aujourd’hui une certaine tendance à la baisse des cas de contamination et de décès, même s’il est encore trop tôt pour en déduire une quelconque conclusion.
On parle beaucoup des actions qui sont prises par le Gouvernement pendant cette période de pandémie, mais est-ce que vous avez également des exemples d’actions non gouvernementales, notamment communautaires qui ont été prises au long de ces différents cycles de la pandémie ?
Oui, il y a eu beaucoup d’exemples, parce que nous avons différents types d’acteurs communautaires ici, qui ont été mobilisés chacun en fonction de son profil et du type d’appui qu’il peut apporter ou de message qu’il peut faire passer. Au niveau communautaire, on peut mentionner, les autorités religieuses qui ont une très grande influence auprès de la population et qui se sont mobilisées très tôt et prêché par l’exemple, afin d’inviter les membres de leurs communautés religieuses à respecter les mesures édictées. On voit, par exemple, que ces leaders religieux respectent scrupuleusement le port systématique du masque lors de leurs sorties publiques. C’est symboliquement très important, car il existe encore des personnes qui doutent de l’existence de la maladie, ou qui la considèrent comme une création des pays développés pour contrôler la démographie des pays pauvres. Si une telle information est diffusée dans une société où les gens n’ont pas les outils de discernement nécessaire, cela peut effectivement avoir un effet négatif sur la communication.
Ensuite, il y a les chercheurs, surtout les anthropologues, qui se sont mobilisés très tôt dans les zones de concentration des cas de COVID pour mener des actions de recherche-action, pour mieux comprendre les comportements de la population face à la maladie, afin de mieux orienter les actions de sensibilisation. Ailleurs, ce sont des initiatives menées par les associations sportives et culturelles ; à travers des activités de mobilisation sociale ou des compétitions entre quartiers autour du COVID à la place des activités sportives habituelles.
On peut également mentionner l’engagement des relais communautaires appelés Badienou Gokh « marraines du quartier », constituées de femmes bénévoles qui travaillent autour des questions de santé, de la salubrité des quartiers, des questions de sécurité, etc. Ce sont des leaders d’opinion qui sont mobilisés à chaque fois qu’il y a des activités de mobilisation sociale. Ces femmes sont présentes dans toutes les régions du pays et ont joué un rôle très important dans la mobilisation autour des activités de lutte contre la pandémie. On peut aussi souligner le rôle important des médias aussi, qui ont été les premiers à se mobiliser ; tout comme les artistes, ou les musiciens qui ont activement participé dans les actions de sensibilisation. Il y a eu donc plusieurs sortes d’initiatives dont certaines très spontanées et endogènes et d’autres appuyées par l’Etat ou des ONG.
Toutefois, avec le temps, le changement d’attitude et de comportement face à la pandémie était accompagné d’une baisse d’intensité dans les campagnes de mobilisation sociale parce que ce sont des types d’activités qu’il est difficile à maintenir dans la durée, surtout si elles sont conduites de façon bénévole. Mais elles ont beaucoup contribué dans les résultats obtenus. D’ailleurs le Sénégal a été cité en exemple dans sa gestion de la pandémie, grâce à la stratégie d’engagement multi-acteurs et à l’effort de transparence dans la publication des chiffres. Depuis le premier cas, un bulletin journalier est présenté tous les jours à la Télévision nationale, à travers les radios et dans les sites d’information en ligne.
Toujours sous cet angle sociétal et gouvernemental aussi, quel est votre regard sur les soulèvements récents au Sénégal, les différentes manifestations, qui comme vous l’avez dit, sont une combinaison de plusieurs facteurs et de plusieurs frustrations. Je voulais savoir qu’elle est votre regard sur ce mouvement ? En quoi cela reflète-t-il le besoin de changer le modèle de développement au Sénégal ?
Le fait déclencheur de ces manifestations est relatif à un problème privé entre deux citoyens, qui devrait normalement être réglé par la justice sans trop de bruit, mais la situation a vite pris les allures d’un feuilleton politico-judiciaire. Comme je l’ai déjà mentionné, elle est arrivée à un moment où il y’avait déjà un trop-plein de frustrations de toutes sortes au sein de la population, surtout les jeunes. Je pense que cette situation a agi comme une étincelle jeté sur de l’essence. Si on regarde la configuration du mouvement et la manière dont les manifestants se sont exprimés, on voit bien que ce n’étaient pas seulement des questions politiques qui avaient fait sortir les gens sur le terrain. Il y a d’abord les frustrations simplement accumulées et causées ou exacerbées par les conséquences du COVID.
Pendant plus d’un an, la liberté de mouvement des populations a été restreinte ; les jeunes ne pouvaient plus pratiquer leur sport dans le quartier ou aller regarder un match de football ou assister à un combat de lutte, sport très populaire, alors que les activités de loisirs sont importantes pour eux ; ceux qui dépendent des activités du secteur informel et qui ont vu leur moyen de subsistance complètement anéanti ; les candidats à l’émigration clandestine, qui étaient bloqués et n’avaient plus la possibilité de partir pour différentes raisons ; etc.. A côté, vous avez toute la classe politique qui était déjà à couteaux tirés autour de différents contentieux, etc. La jeunesse avait l’impression que leur avenir était en train de leur être confisqué, et ils pointaient du doigt des responsabilités aussi bien aux plans national qu’international. En même temps, pendant qu’ils souffraient des effets de la crise, ils avaient l’impression que d’autres profitaient de leur position de pouvoir pour tirer leur épingle du jeu.
Les jeunes en avaient assez de voir toutes leurs libertés complètement bâillonnées, des déplacements réduits au strict minimum. Un mouvement populaire a toujours un caractère multidimensionnel dans ses manifestations. Comme je l’ai mentionné, la majorité des personnes qui étaient sorties dans la rue n’ont aucune appartenance politique. Par exemple, on a vu que certaines personnes ont profité des casses qui ciblaient des magasins d’une enseigne française, pour se procurer des denrées de première nécessité comme le riz, le sucre, l’huile ou le lait, laissant sur place les autres produits.
A la suite de ces manifestations le Président a tenu un discours pour reconnaître les difficultés que rencontrent les jeunes et promettre des mesures. Il reste à voir comment et avec quelques réponses il va matérialiser les engagements pris. On vit la même situation dans la plupart des pays africains, avec une jeunesse qui n’a pas de visibilité sur son avenir. Elle se pose des questions auxquelles elle n’a pas de réponses et celles qui lui viennent des pouvoirs publics ne les convainquent pas ; ceci d’autant qu’à côté elle voit des pratiques en matière de gouvernance qui laissent à désirer. Elle pense ainsi, et souvent à juste raison, que les choses ne marchent pas parce que les pays sont mal gouvernés.
Cette question est extrêmement sérieuse et il est fortement probable que ce genre de situations va s’accentuer, parce que le contexte actuel est très différent de celui d’il y a 20 ou 30 ans. Aujourd’hui le niveau de formation des jeunes a beaucoup augmenté, les réseaux sociaux sont là pour amplifier tous les discours ; qu’ils soient bons ou mauvais ; la société civile est devenue plus mature et plus vigilante, l’exigence de liberté et de démocratie plus forte. Les décideurs politiques ne peuvent plus continuer à fermer les yeux sur cette réalité ; qui finira par les rattraper tôt ou tard.
En effet, depuis quelques années on note l’émergence au Sénégal d’une nouvelle forme d’expression politique, portée par les jeunes contre les différentes formes de domination ; qu’elle soit d’origine interne ou internationale. Celle-ci s’est manifestée durant ces manifestations par une attaque de symboles, notamment des enseignes françaises dont des magasins et des stations d’essence étaient considérées comme les symboles de cette domination. Naturellement ce sont des actes qu’il faut dénoncer avec la plus grande fermeté, parce que rien ne peut les justifier, d’autant plus que ces biens appartiennent pour la plupart à des personnes privées.
Ces manifestations n’ont duré que 3 jours mais ont eu une ampleur et des conséquences importantes. Mais cette crise a aussi confirmé la place importante des régulateurs sociaux dans la société sénégalaise. La crise avait atteint un tel niveau de gravité que sa résolution était devenue hors de portée des seuls acteurs politiques. Sans l’implication des autorités religieuses, la situation aurait dégénéré et mené le pays vers un chaos total. La place importante de ces autorités religieuses s’est donc, une fois de plus, affirmée de façon remarquable. Ceci reflète sinon une exception du moins une particularité sénégalaise concernant la relation entre le pouvoir politico-temporel et le pouvoir religieux. Les événements récents sont là pour nous rappeler l’importance d’avoir des régulateurs socioreligieux en qui la population a confiance ; surtout dans une période où on note une désaffection de plus en plus grande envers les partis politiques.
Maintenant, cette situation que je viens de décrire, pose aussi la question du modèle de développement économique pour nos pays. On parle de l’Afrique comme la région qui va porter la croissance mondiale dans les années à venir. On a vécu au Sénégal pendant ces 4-5 dernières années des taux de croissance élevés de l’ordre de 6 à 8%, mais la crise sanitaire a montré que cette croissance, qui ne profitait pas déjà à la population, était de surcroit bâtie sur un socle qui n’est pas solide. Elle était tirée par des investissements et des secteurs avec un faible effet de redistribution. Ce qui pousse les jeunes surtout à s’interroger sur les ordres de priorités définis par le gouvernement. Ils pensent que les sommes d’argent mobilisées pour financer certains grands projets auraient mieux servi si elles étaient orientées vers des secteurs créateurs d’emplois massifs pour eux. L’agriculture, l’élevage, la pêche, l’artisanat sont des secteurs qui emploient la majorité des personnes actives. Les fruits de leur croissance sont avant tout captés directement par les ménages ; avec un effet d’entrainement important dans les autres secteurs (industries, transport, tourisme, etc.). Mais les investissements dans ces secteurs restent encore très en deçà de leur potentiel de développement actuel.
Ce qui fait que la majorité des jeunes se retrouve dans le secteur informel. La structure sociale de ce secteur est en train de changer fondamentalement car beaucoup de jeunes y entrent avec un niveau de formation de plus en plus élevé et avec une culture politique plus développée. Donc ils sont plus ouverts au discours politique « émancipateur ». Maintenant il est important de lire ces nouveaux discours avec réalisme, en prenant en compte le caractère globalisé de l’économie et du monde en général. C’est dans ce contexte qu’il faudra repenser nos relations avec nous-mêmes et avec les autres pays.
Je crois qu’il y a beaucoup de pays en Afrique qui réfléchissent en ce moment sur une stratégie post COVID. Le Sénégal a d’ailleurs le Plan Sénégal Emergent (PSE) comme plan national de développement. Est-ce qu’il y a une vraie prise de conscience et peut être une empathie pour vraiment changer de direction maintenant, suite aux événements ?
On a la même réflexion ici au Sénégal. Comme vous le dites, le PSE traduit la vision du Sénégal à l’horizon 2035. Il est articulé autour de 3 piliers stratégiques dont le premier porte sur la transformation structurelle de l’économie à travers des investissements massifs dans des secteurs considérés comme porteurs de croissance et de développement. Le deuxième pilier est relatif au capital humain, la protection sociale et le développement durable, par la formation, la création d’emploi surtout pour les jeunes, la mise en place de mécanismes de protection sociale pour les groupes vulnérables, etc. et le troisième porte sur la gouvernance, les institutions, la sécurité et la paix. Je pense que c’est une bonne chose de formuler une vision à long terme ; parce que nos décideurs nous ont souvent habitués à des modèles de planification sur des horizons temporels courts, non adossés à une vision.
Maintenant, il est vrai qu’il y a beaucoup de commentaires et de critiques qu’on peut formuler sur la mise en œuvre, et cela dépend de la perception de chacun. Par exemple si vous prenez le secteur agricole, il y a un certain nombre de projets qui sont prévus, mais il y a beaucoup à dire sur le choix des priorités et la répartition des investissements destinés à ce secteur. L’accent mis sur les niches à forte valeur ajoutée destinées aux marchés extérieurs s’est fait au détriment d’un développement plus soutenu de l’agriculture familiale, qui nourrit la population sénégalaise. Les chaines de valeur qui soutiennent cette agriculture familiale ont besoin d’être plus développées et plus intégrées pour générer plus de valeur ajoutée pour les producteurs locaux. Le PRACAS (Programme de Relance et d’Accélération de la Cadence de l’Agriculture Sénégalaise) qui est la composante agricole du PSE, a essayé de corriger ces imperfections, mais il reste encore beaucoup d’effort à faire et un discours politique plus affirmé qui reconnait cette agriculture famille comme le moteur de la modernisation de l’agriculture sénégalaise, ainsi que plus globalement du développement économique et social du pays.
Ceci est d’autant plus important que le COVID a mis en évidence la forte vulnérabilité du modèle économique caractérisé par une très forte dépendance du Sénégal de l’extérieur. C’est pourquoi à la place du Plan d’Actions Prioritaires (PAP) initial du PSE il a été mis en place un PAP Ajusté et Accéléré (PAP 2A) avec un nouveau narratif sur le développement endogène sous-tendu par la quête des souverainetés alimentaire, sanitaire et pharmaceutique et porté par un Secteur Privé national fort. Une des leçons du COVID-19, c’est d’abord de se rendre compte des limites du multilatéralisme, car dès la crise s’est installée, les pays développés se sont repliés sur eux-mêmes et sont entrés quelquefois en concurrence pour accéder à certains produits et équipements sanitaires. Tout le monde se rappelle cette image surréaliste au début de la pandémie, quand deux pays développés étaient à couteaux pour se disputer une cargaison de masques de protection.
Malgré le discours ambiant sur la solidarité entre nations, on se rend compte qu’en réalité lorsqu’il y a une crise grave, les élans de solidarité des pays développés envers les pays pauvres sont en berne. On le voit actuellement avec ce qui est convenu d’appeler le nationalisme vaccinal, où les pays développés se disputent l’accès aux doses disponibles. Pendant ce temps, l’Afrique se bat presque toute seule, pour pouvoir s’approvisionner en vaccins. C’est ainsi qu’au Sénégal comme partout en Afrique, les vaccins arrivent à compte-goutte. Vers la fin de mars 2021, on est à un peu plus de 500,000 doses pour des besoins estimés à environ 7 à 8 millions de doses pour pouvoir vacciner toutes les cibles prioritaires. Le chemin est encore long. Je pense que cette situation va encore durer, donc espérons simplement que la pandémie ne va pas s’aggraver entretemps. En effet, il est quasi-certain que l’Afrique ne va pas accéder assez tôt à une quantité suffisante de vaccins pour pouvoir protéger sa population. Tout le monde le sait, les pays développés se soucient d’eux-mêmes d’abord, avant de penser aux autres.
Cette situation a au moins le mérite de susciter une prise de conscience pour dire que il faudrait maintenant qu’on essaie de revoir nos priorités en Afrique. Au Sénégal, par exemple, la nouvelle priorité portant sur la construction d’une souveraineté sanitaire passera avant tout par la mise à niveau du plateau technique sanitaire, et le développement d’une industrie pharmaceutique. Tout cela ne pourra pas être réglé à court terme, mais à l’heure actuelle, il y a une certaine prise de conscience. La deuxième chose c’est la question de la sécurité alimentaire parce qu’heureusement qu’on n’a pas eu de difficultés d’approvisionnement, mais la situation aurait pu être dramatique si par exemple les mouvements de produits alimentaires sur le marché international étaient sérieusement perturbés.
Cela nous aurait fait revivre les mêmes situations que celles vécues durant la triple crise financière, alimentaire et immobilière de la période 2007-2009. Il faut tirer les leçons de cette situation et faire en sorte que sur le plan agricole, on puisse régler cette question de l’autosuffisance alimentaire, en mettant beaucoup de ressources et en appuyant l’agriculture familiale. Se nourrir soi-même avant de nourrir les autres. La troisième chose est le rôle important du secteur informel. Il a beaucoup souffert de la crise et pourtant c’est le plus grand réservoir d’emplois en milieu urbain au Sénégal. Il vient en appui à l’Etat et accueille tous ceux que le système d’emploi formel à laissés sur le bord de la route. Donc, l’Etat a intérêt à lui prêter beaucoup plus d’attention. Il doit cesser d’être considéré comme un choix par défaut, mais plutôt comme un secteur attractif. Comme je l’ai déjà mentionné, ce secteur a connu de grandes mutations dans sa composition sociale. Avant on y retrouvait des migrants saisonniers venus du monde rural, mais aujourd’hui il accueille beaucoup de diplômés des universités et autres écoles professionnelles. Il faut donc changer la perception. Il doit jouir d’une plus grande reconnaissance et être mieux organisé afin d’être plus attractif pour les jeunes. L’Etat devra accompagner son développement par des institutions et des incitations et cesser de le considérer simplement comme une potentielle niche fiscale à capter ; ce qui pousse les acteurs de ce secteur à penser que formalisation veut dire beaucoup plus d’impôts à payer.
L’autre réflexion est en relation avec le secteur du tourisme. Il a été l’un des secteurs les plus durement frappés par la crise engendrée par le COVID-19. Ce secteur-là était complètement bloqué parce que l’essentiel des touristes viennent des pays développés. La crise du tourisme a irradié sur plusieurs secteurs qui lui étaient comme l’artisanat, l’agriculture, la pêche, le transport, etc. Donc il y a une réflexion à faire pour voir par exemple comment refonder la politique touristique et le modèle économique sur lequel elle est bâtie, afin de rendre les produits touristiques plus attractifs, plus accessibles aux marchés local et régional
Mais nous ne devons pas oublier que le COVID-19 a aussi exacerbé les situations de précarité et de vulnérabilités qui étaient déjà répandues dans la société. Il est vrai que l’Etat a mis en place un certain nombre de mécanismes et de programmes pour adresser cette question, mais il s’agit d’un chantier colossal. Il faut rappeler que le deuxième pilier du PSE porte sur le capital humain, la protection sociale et le développement durable. Pour ce qui concerne la protection sociale, Il y a d’abord les bourses de sécurité familiale destinées aux familles les plus démunies, qui consistent en une allocation trimestrielle forfaitaire de 25000 FCFA, associée à l’engagement d’inscrire les enfants en âge de scolarisation, la vaccination des enfants de moins de 5 ans ou l’inscription à l’Etat, entre autres. Il y’a également la couverture maladie universelle, qui permet aux familles qui n’ont pas accès aux mécanismes conventionnels d’assurance maladie d’avoir accès à des soins à moindre coût. Il y’a d’autres programmes qui ciblent des groupes spécifiques comme les handicapés.
Au plan de la correction des disparités dans la répartition territoriale des infrastructures et services publics, le gouvernement a mis en place le Plan d’Urgence de Développement Communautaire (PUDC) qui est un programme d’investissement qui est axé sur les zones rurales essentiellement, et donc qui est un programme qui est réalisé en mode fast-track pour la réalisation d’infrastructures d’accès à l’eau, à la santé, à l’électricité, de désenclavement, etc. Il y’a d’autres initiatives qui ciblent les zones frontalières ou qui sont destinés à l’insertion des jeunes et des femmes dans les circuits économiques, et la prise en compte du principe ODD de ne laisser personne en rade.
Encore une fois, ces différentes initiatives sont bien louables dans leur conception mais leur mise en œuvre laisse apparaitre beaucoup de limites. D’abord au niveau de la stratégie de ciblage avec l’absence de données statistiques suffisamment fiables et désagrégées jusqu’au niveau village, ou la politisation du processus de sélection des bénéficiaires comme le dénoncent certains. Ensuite, il y a la question de la pertinence et de l’efficacité en relation avec les options techniques qui ne correspondent pas toujours aux besoins des populations. Par exemple il a été rapporté des cas où des villages ne disposant d’électricité ont été dotés d’un équipement qui fonctionne à l’énergie électrique. De même, il y a une sorte de biais territorial, tendant à faire croire que la question de l’accès aux services sociaux de base se posait plus en milieu rural. Cela est vrai dans l’absolu, mais on se rend compte que les grandes villes abrient aussi beaucoup de poches de précarité, avec une grande concentration humaine et un accès limité à l’eau, l’assainissement et l’électricité.
Quand il y a des inondations, les gens ne peuvent rien faire. Je pense donc qu’il y a une sorte de perception qui est assez biaisée sur la distribution territoriale de la précarité et de la marginalisation. Il y’a enfin la question du suivi et de l’évaluation, car pour la plupart de ces initiatives, les retours d’expériences ne sont pas systématiques ou se limitent seulement aux comptes rendus souvent partiels ou biaisés qu’en font ceux qui sont chargés de leur réalisation. Donc tout cela pose la question du ciblage et la nécessité de changer de perspective en ce qui concerne la distribution territoriale de la précarité et de la vulnérabilité. Voilà autant de questions -et il y en a encore d’autres tout aussi importantes- qui émergent à la suite de cette crise liée au COVID. Donc je pense qu’il y’aura forcément l’avant et l’après COVID en termes de conception de la politique publique.
Vous mentionnez la question des investissements, qui ne produiraient pas suffisamment de dividendes sociaux pour les populations sénégalais. On sait qu’il y a eu des découvertes pétrolières et que le gouvernement a beaucoup d’attente et voit cela comme une opportunité de ressources. A votre avis comment est-ce que le pays pourrait se protéger de ce qu’on appelle généralement « la malédiction des ressources » en tenant compte des questions de développement durable et d’énergie propre ?
Je pense qu’il y a beaucoup de discussion au Sénégal autour du pétrole et c’est vrai que tant que le pétrole n’est pas encore là, tout ce qu’on entend ou lit doit être rangé dans le registre des bonnes intentions. Donc si on se fie aux discours et même au cadre juridique pour organiser la gestion future de ces ressources, on peut dire qu’il montre l’expression d’une certaine volonté de transparence pour éviter ce syndrome de la malédiction des ressources. Le Sénégal a déjà adhéré à l’initiative ITIE (Initiative pour le Transparence des Industries Extractives) qui impose aux pays membres de publier les revenus tirés de l’exploitation des différentes ressources minières, ainsi que leur répartition. La loi sur le contenu local permet également d’imposer aux compagnies en charge de l’exploitation des ressources minières en général d’utiliser autant que les ressources et les capacités existantes le permettent, les compétences, produits, services d’origine sénégalaise. Même si cette loi traduit une certaine volonté politique de valorisation des ressources locales, l’enjeu fondamental sera de faire en sorte que les revenus tirés de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières bénéficient effectivement à la population sénégalaise.
Concernant le débat sur la provision d’un fonds d’investissement intergénérationnel, je pense que l’avenir des générations futures se prépare maintenant en faisant en sorte que leur soit léguée une économie solide construite dans une perspective de durabilité, et adossée à des institutions fortes qui garantissent une gestion transparente des revenus. Cette option me semble mieux indiquée pour garantir un avenir encore plus prometteur pour les futures générations. Il faut investir dans l’économie dès maintenant, il faut changer le cadre institutionnel pour que l’économie soit elle-même en mesure de générer suffisamment de ressources pour que les futures générations héritent d’une économie suffisamment solide.
Dans cette perspective, il sera important de veiller à ce que les ressources tirées de l’exploitation du pétrole et du gaz appuient le développement des territoires pour en faire des pôles de développement économique et social. Ceci est d’autant plus important que le discours officiel est axé sur la territorialisation des politiques publiques. Je pense que dans cette perspective, les collectivités territoriales doivent être au centre de la mise en œuvre de la stratégie de développement ; parce qu’on ne peut pas régler les problèmes d’emploi en pensant qu’il faut seulement confiner l’offre au niveau des pôles urbains ou à s’appuyer sur le secteur privé classique. C’est une vision simpliste et irréaliste. Il faudra rendre les territoires plus attractifs pour les jeunes et pour les petites et moyennes entreprises nationales.
Pour cela, il faut que le rôle des collectivités territoriales soit revu, surtout pour ce qui concerne la gestion des ressources naturelles, mais également la création de différentes formes d’incitations pour attirer les investissements, créer des emplois locaux que ce soit au niveau de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche, de l’artisanat en mettant l’accent sur le développement des chaines de valeurs. Le plus important c’est d’aider les populations locales à avoir un accès sécurisé et durable à des actifs économiques qui constituent les principaux leviers de lutte contre la pauvreté et le point de départ du processus de création de richesse. Sans cela, il sera difficile que les pouvoirs économiques des femmes et des jeunes puissent être renforcés là. Il faut travailler avec les collectivités territoriales au niveau local pour identifier les potentialités et les stratégies pour accompagner les acteurs économiques locaux.
Sinon, on risque de continuer d’assister à des situations où les ressources foncières sont accaparées par des investisseurs nationaux puissants ou internationaux et cela se termine par des conflits avec la population ; alors qu’avec l’accompagnement nécessaire, les acteurs locaux peuvent mettre en valeur ces terres sans qu’elles ne soient aliénées par des acteurs externes.
Ensuite, aider les jeunes à investir dans d’autres secteurs. Il y a l’économie numérique qui se développe assez rapidement au Sénégal. Beaucoup de jeunes invertissent ce terrain-là. Le potentiel en termes d’emploi est énorme et il s’agit d’un secteur en forte croissance. Des programmes ambitieux de formation, de recherche, de construction d’infrastructures, et d’incubation d’initiatives devront être mis en place. Le Sénégal a cet avantage de disposer de bonnes infrastructures de télécommunication, comparé à d’autres pays de la sous-région. Il faudrait donc mettre à profit cet avantage compétitif.
Mais la perspective de l’exploitation du pétrole ne doit pas nous faire oublier notre obligation morale de contribuer à la lutte contre le changement climatique en adoptant un modèle de développement durable avec des options énergétiques plus propres. Le Sénégal s’est lancé dans une option de mix énergétique en investissant de plus en plus le domaine des énergies vertes. Aujourd’hui le pays se situe un peu au-dessus de 20% avec un objectif de 30% à court terme. Il ne faudrait que la perspective de l’exploitation prochaine du pétrole ne remette pas en cause cet élan, car au-delà de leur contribution dans la lutte contre le changement climatique, les énergies nouvelles sont des niches d’emplois très importantes et offrent également des solutions qui sont parfois plus adaptées pour répondre plus rapidement au besoin de certaines zones enclavées.
A propos de la série COVID-19 and Africa : une série d’entretiens menées par Dr Folashadé Soulé et Dr Camilla Toulmin avec des économistes et experts africains basés sur le continent, sur leur analyse de l’impact du COVID-19 sur la transformation économique et les trajectoires du développement en Afrique – en appui à la Commission sur la transformation économique mondiale (CGET)